Nathanaël Uhl est journaliste politique, rédacteur-en-chef adjoint du site Grey Britain et blogueur pour le Cri du peuple. Il a suivi de près la campagne de Jeremy Corbyn à la tête du Parti travailliste britannique et décrypte pour nous les tenants et aboutissants de l’événement que constitue sa victoire.
Par Benoit Delrue. Lien court : http://wp.me/p6haRE-sa
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LE BILAN : Tu as suivi depuis plusieurs semaines la campagne de Jeremy Corbyn. Comment as-tu été amené à t’y intéresser, en tant que Français ?
Nathanaël Uhl : D’abord, je suis passionné par la Grande-Bretagne, depuis des années. La persistance d’une culture ouvrière avec ses identifiants profondément inscrits dans la société dont on trouve des traces fortes jusque dans la musique, la littérature ou le football – les supporters du Liverpool FC ont chanté, tout le stade a chanté, « The Witchisdead » (la sorcière est morte), en ouverture du match qui a suivi l’annonce du décès de Margaret Thatcher – ; l’originalité de l’organisation de sa classe ouvrière avec ses syndicats uniques liés organiquement au parti travailliste, ont toujours attiré ma curiosité intellectuelle et politique.
Je ne partage pas, en outre, cette espèce de mépris, empreint de condescendance, dont beaucoup de Français, à gauche singulièrement, font preuve en direction de la Grande-Bretagne. C’est un autre fonctionnement mais qui a obtenu des résultats aussi probants qu’en France. Il n’y a pas eu, comme en France avec le programme du conseil national de la Résistance, de compromis politique à l’issue de la seconde guerre mondiale pour créer un système de protection sociale dont les racines sont profondément ancrées dans les luttes sociales. La nationalisation de pans entiers de l’économie se fait sur la base d’un rapport de forces sanctionné par la victoire électorale du parti travailliste. Enfin, je suis encore un lecteur de Marx, lequel a toujours attiré notre attention sur les contradictions et les possibles de la Grande-Bretagne. Dans ce cadre, quand Silvère Chabot m’a proposé de le rejoindre dans l’aventure Grey Britain, je n’ai pu qu’accepter. Et notre projet éditorial est devenu opérationnel au moment où le leadership du Labour, la désignation du chef du parti, a commencé suite à la démission d’Ed Miliband.
Rapidement, mais presque contre lui-même, la candidature de Jeremy Corbyn a émergé, comme une alternative crédible politiquement face à un blairisme sur le recul, après plusieurs années de remise en question mais aussi face à un establishment travailliste qui a du mal à se remettre en cause. La candidature de ce pacifiste, socialiste au sens de la Première internationale, républicain dans un pays où près de 70 % de la population est attachée à la monarchie, ancien soutien de l’IRA dans les années les plus dures, ne pouvait qu’attirer notre attention.
LB : Tu avais un oeil sur la campagne de Corbyn et celles de ses concurrents. T’attendais-tu à sa victoire ?
Nathanaël Uhl : Sans forfanterie, je crois pouvoir dire que, en France, nous avons été les premiers, avec Grey Britain, à considérer sa victoire comme possible. Nous l’avons évoquée le 23 juin de mémoire. C’était un possible à l’époque, il est devenu réalité. Nous avions pris en compte plusieurs éléments : comme l’a souligné Philippe Marlière dans nos colonnes, la victoire de David Cameron aux élections générales de mai dernier était une victoire par défaut. Le Labour n’a pas réussi à incarner une alternative crédible face au projet austéritaire mis en scène par David Cameron. L’illisibilité du Labour sur cette question a contribué à ce qu’une bonne partie des 5 millions d’électeurs perdus par le parti travailliste entre 2005 et 2010 restent encore chez eux.
Ce manque de clarté avait attisé des tensions entre les travaillistes et les syndicats dans les années allant de 2010 à 2015. En Ecosse, le Scottish national party, les nationalistes qui sont ancrés à gauche, s’est présenté avec un agenda politique radicalement opposé aux politiques de coupes budgétaires et de réduction des dépenses sociales. Il a remporté 56 des 59 circonscriptions écossaises, alors que cette partie du Royaume-Uni était jusqu’en 2007 un bastion travailliste que l’on jugeait inexpugnable. Enfin, le mouvement syndical et le mouvement social ont réussi à rassembler, contre le budget d’austérité annoncé par Cameron, 250 000 personnes dans les rues de Londres le 20 juin dernier, soit un mois et demi après la victoire conservatrice.
A défaut d’être en phase avec l’appareil de son parti, la candidature de Corbyn semblait en résonance avec la vitalité de la rue britannique. Cela s’est rapidement confirmé avec les soutiens des syndicats mais aussi de figure de la gauche sociale, comme la chanteuse Charlotte Church ou le jeune chroniqueur Owen Jones qui se sont engagés en faveur de la candidature du vieux parlementaire du Nord de Londres. Dans la foulée, une dynamique extrêmement forte est apparue, mêlant des jeunes sans expérience politique classique, des anciens militants du Labour, des syndicalistes… En cent jours, le candidat de la gauche travailliste a tenu 99 meetings. Tous étaient complets et il a dû souvent prendre la parole dehors, après le meeting officiel, tant l’affluence était importante. Donc, oui, s’il y avait un espace, Corbyn pouvait l’emporter. Nous en avons eu la confirmation le 15 août dernier quand Paddy Powers, l’un des plus importants bookmakers du pays a commencé à payer les paris donnant Corbyn vainqueur, un mois avant l’échéance officielle.
LB : L’appareil politique britannique, y compris dans le Labour, est depuis longtemps versé dans le libéralisme économique. Corbyn a notamment fait campagne pour la renationalisation des entreprises d’énergies et de chemins de fer, et pour le salaire minimum. Son accession au rôle de chef de l’opposition peut-elle changer la donne ou devra-t-il mettre de l’eau dans son vin, au risque de décevoir ses premiers supporters ?
Nathanaël Uhl : Précisons tout de suite : plus que de renationalisation de secteurs de l’économie relevant de l’intérêt général, Corbyn plaide pour un retour en propriété collective. Il ne tranche pas en faveur de la nationalisation. Son penchant fondamental l’amène plutôt vers une réappropriation dans un système alliant l’Etat, les usagers et les salariés du rail, pour ce qui est des chemins de fer. Le socialisme de Corbyn est, dans une grande tradition britannique, mâtiné de méfiance vis-à-vis de l’Etat et d’ouverture vers les formes coopératives.
Pour en revenir à la question de fond, le plus dur pour Jeremy Corbyn et ses proches, globalement l’aile gauche du Labour, est devant eux. Le nouveau leader travailliste dispose d’un mandat très clair : il a été élu – au premier tour – avec une majorité absolue de 59,5 %. Il a cette majorité dans les collèges des supporteurs, des gens qui ont versé trois livres pour participer à la désignation du leader travailliste, mais aussi dans le collège des membres affiliés, c’est-à-dire les adhérents des douze syndicats liés organiquement au Labour. Dans le collège des membres directs du parti, il obtient 49,5 %. Le mandat qui lui est confié est donc extrêmement clair.
Mais le Labour est une organisation composite. Il repose sur trois piliers : les adhérents directs que j’ai déjà mentionnés, le Parliamentary Labour party (les élus des deux chambres du Parlement), les douze syndicats affiliés et les sociétés socialistes qui sont membres de droit du parti. Dans ce cadre, Jeremy Corbyn est handicapé par la faiblesse de ses soutiens au sein du parti parlementaire. Il ne peut compter que sur 14 Membres du parlement, qui lui sont clairement favorables. Les blairistes, bien que sur le recul et privés de base militante, sont encore puissants parmi les parlementaires. Et Corbyn devra composer avec cette réalité. La composition de son cabinet fantôme, sorte de contre-gouvernement travailliste, montre qu’il l’a compris. Il n’y a que deux représentants de sa sensibilité sur 30 membres en dehors de lui-même.
Pour autant, il a profité à fond de la puissance que lui donne l’ampleur de sa majorité et de la dynamique qui a suivi sa victoire. Sur ce sujet, les heures qui ont suivi l’annonce des résultats ont été marquées par 15 000 adhésions nouvelles au Labour qui s’ajoutent au doublement des effectifs travaillistes constaté entre le 7 mai au soir et le 14 août, date de clôture des adhésions. Une dynamique dont la plupart des observateurs s’accordent à dire que Corbyn en est pour beaucoup à l’origine. Au final, c’est un électeur britannique sur cent qui a participé au vote pour désigner le nouveau leader du Labour. Fort de ce rapport de forces, Corbyn a pu imposer son ami et chef de campagne, John McDonnell, comme shadow chancelier de l’Echiquier. C’est donc ce dernier qui a la responsabilité de la ligne travailliste en matière d’économie. Sur le sujet, McDonnell est aussi clair que Corbyn : « oui, c’est le rôle d’un ministre des Finances que de préparer le dépassement du capitalisme, par la réforme, c’est cela le socialisme ». Sur l’Europe aussi, le nouveau leader n’a pas cédé aux pressions du parti parlementaire : il a clairement expliqué que, bien que n’envisageant pas la sortie de l’Union européenne, il n’entend pas donner de chèque en blanc à David Cameron quand ses collègues membres du parlement le somment de faire simplement campagne pour le maintien dans l’Union lors du référendum qui doit avoir lieu d’ici 2017.
Mais Corbyn sera contraint de faire des compromis pour élargir sa base et créer les conditions pour remporter les élections générales de 2020, c’est évident. Mais c’est la base en démocratie. Et je veux rappeler que compromis et compromission sont deux choses radicalement différentes.
LB : Plusieurs députés du Labour, notamment des proches de l’ancien Premier ministre Tony Blair, craignent que la victoire de Corbyn n’éloigne pour longtemps le Parti travailliste du pouvoir. Imagines-tu les Britanniques voter pour un Premier ministre de la trempe de Corbyn ?
Nathanaël Uhl : Dès le soir de la défaite lors des élections générales de mai dernier, les blairistes se sont succédés dans la presse et à la télé pour expliquer qu’Ed Miliband avait perdu parce que son programme était trop à gauche. J’ai déjà tâché de montrer en quoi cette analyse est aussi partisane qu’erronée. Corbyn fait le pari que le Labour peut gagner les élections en passant par la gauche. Pas uniquement parce que ce sont là les valeurs auxquelles il est viscéralement attaché. Il a aussi lu les derniers scrutins européens, en Grèce et en Espagne, particulièrement. Il a aussi beaucoup travaillé sur le cas écossais. Il a saisi que la gauche qui gagne, c’est celle qui s’oppose à l’austérité. Avec ses camarades de la gauche travailliste, il part donc du postulat qu’en renouant avec ses valeurs, en affrontant culturellement la droite thatchérienne sur tous les sujets, en se transformant d’un parti de professionnels de la politique en mouvement social, le Labour peut renouer avec la victoire. La bataille culturelle, au sens que Gramsci donne à cet enjeu, est une préoccupation majeure de Corbyn. Il l’a clairement exposé dans son premier grand discours en tant que leader du Labour à la conférence annuelle du Trade Unions Congress, mardi 15 septembre.
Ce qui est certain c’est que cette vision, ce programme, ont permis à Corbyn et à la gauche travailliste de gagner un premier scrutin, certes interne, alors que les blairistes clamaient partout qu’il ne devait jamais l’emporter. Nous saurons assez vite si cette méthode fonctionne à plus grande échelle. La Grande-Bretagne connaîtra des élections locales en 2016. Si le parti travailliste gagne Londres, s’il commence à reconquérir des positions face au SNP en Ecosse et s’il solidifie l’implantation travailliste au Pays de Galles, le programme de Corbyn sera en partie validé. Le premier sondage réalisé juste après la désignation de Jeremy Corbyn fait état d’une progression de trois points des intentions de vote en faveur du Labour, qui n’est plus qu’à trois points du parti conservateur. Ca vaut ce que cela vaut mais c’est une indication.
LB : Les médias français comparent Corbyn à Mélenchon pour le présenter à leur lectorat ou leurs téléspectateurs. Partages-tu cette comparaison ?
Nathanaël Uhl : Pas du tout et ce n’est pas faire offense à Jean-Luc Mélenchon de le dire. Mis à part les évidentes convergences sur la question de l’austérité, tout oppose les deux hommes. De leur formation politique – l’extrême-gauche lambertiste pour Mélenchon, le travaillisme et le trade unionisme pour Corbyn – à leur personnalité, ils n’ont rien en commun. Discret à l’extrême, d’une courtoisie saluée par ses ennemis même, Corbyn est tout sauf un tribun. Il n’a pas le charisme flamboyant de Mélenchon.
Certes, cette vision politique n’existe pas en Grande-Bretagne, mais, tout républicain qu’il soit,Jeremy Corbyn n’est pas un jacobin. Je l’ai dit, il se méfie de l’Etat auquel, dans le domaine économique, il préfère souvent le socialisme coopératif un brin libertaire. Bien que fervent partisan du parlementarisme, il est extrêmement lié au mouvement syndical, dont il est issu. Quoiqu’opposé à sa vision libérale actuelle, il est plutôt favorable à l’Europe. Enfin, son pacifisme est tellement intransigeant qu’il n’aurait jamais accepté les frappes aériennes en Lybie, comme Mélenchon l’a pourtant fait, en première instance, en 2010-2011.Contrairement à mon ami Philippe Marlière, je pense que Corbyn n’a aucun équivalent en France et, pour cause : les situations et les cultures politiques sont trop dissemblables.
LB : Peut-on imaginer que le Parti socialiste français élise, après 2017, un chef comme Jeremy Corbyn ou la situation française est-elle radicalement différente de celle britannique ?
Nathanaël Uhl : Je ne peux pas souligner, depuis le début de cet entretien, les différences entre les deux pays pour ne plus les voir maintenant. Le problème du PS français, c’est son absence d’ancrage dans la société française. Ses mues successives l’ont éloigné du mouvement syndical et, encore plus, du mouvement social. Le Labour, lui, a toujours conservé ce lien, ce qui lui assure un enracinement profond dans la société britannique. Pour schématiser, le PS est devenu un parti d’individus qui vivent grâce à la politique : soit parce qu’ils sont élus, soit parce qu’ils sont collaborateurs d’élus ou encore cadres dans une des trois fonctions publiques où ils pensent que leur appartenance politique leur favorisera la carrière. Jean-Christophe Cambadélis a beau annoncer qu’il veut un parti de 500 000 adhérents en 2017, la dynamique rend cet objectif illusoire.
Depuis vingt ans, toutes les tentatives de rénovation du PS ou d’inflexion de sa ligne ont échoué. Même l’absence possible du président sortant au 2e tour de la Présidentielle ne semble pas pouvoir chambouler la donne. De fait, comme me l’a répété Gérard Filoche à plusieurs reprises : on ne construit rien de neuf sur un champ de ruines. La défaite électorale, en France, débouche la plupart du temps sur un nouveau rétrécissement du corps militant du parti battu, ce qui ne permet pas de générer du renouvellement. Et comme je continue de chanter qu’il n’y a pas de sauveur suprême, ni dieu, ni césar ni tribun… le salut ne peut pas venir d’une femme ou d’un homme providentiel.
De fait, le seul renouveau possible pour le PS, et plus globalement pour la gauche,pourrait venir d’Outre-Manche. Il faut reconnaître que le parti travailliste britannique a toujours joué un rôle moteur dans les évolutions de la social-démocratie en Europe, bien plus que le parti social-démocrate allemand qui en est pourtant la composante la plus puissante. Le Labour continue, pour le pire et pour le meilleur, d’être une vraie matrice idéologique.Dans les années 2000, le PS a été contaminé par le blairisme, comme toute la gauche réformiste européenne, au point de se choisir Macron comme ministre après Valls comme premier ministre. Peut-être que Corbyn pourra, encore plus s’il gagne les élections de 2020, insuffler un nouvel agenda politique au sein de la social-démocratie européenne.
Entretien réalisé par Benoit Delrue.
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