La série d’attentats perpétrés le 13 novembre a profondément meurtri la nation française, solidaire des victimes et de leurs familles. Mais ni la peur, ni le sentimentalisme ne peuvent empêcher une analyse rigoureuse, et à tête froide, de la situation actuelle. C’est à un jeu dangereux que s’est prêté le monde politico-médiatique ces derniers mois, participant à créer les conditions du carnage de vendredi dernier. Ces événements ont pour conséquence une exacerbation des tensions au sein de la communauté nationale, aux relents sécuritaires et racistes. Ne jamais céder à la simplicité, en contextualisant les faits, est nécessaire à la bonne compréhension de la séquence que nous vivons.
Par Benoit Delrue. Lien court : http://wp.me/p6haRE-t8
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Le bilan des attentats commis à Paris et à Saint-Denis ne connaît pas de précédent dans l’histoire récente de notre pays. Plus de 130 personnes auront perdu la vie pour s’être rendu à un concert, en terrasse d’un bistrot ou au Stade de France ; tandis que des centaines d’autres ont été grièvement blessées. Ce sont les lieux de culture qui ont été pris pour cible, en particulier des lieux fréquentés par les masses populaires ; la classe ouvrière française s’en trouve la plus meurtrie.
Derrière l’effroyable décompte des victimes, qui n’a cessé de croître au cours des derniers jours, la couverture médiatique s’est focalisée sur la corde sensible, en allant au plus près des familles ayant perdu un proche. La réaction politique a, quant à elle, était unanime : renforcer l’arsenal sécuritaire en France est la seule perspective envisagée, du chef de l’Etat François Hollande à ses ministres, en passant par la droite et l’extrême-droite. Aucun n’admet de responsabilité dans l’horreur vécue à Paris le vendredi 13 novembre ; pourtant, elle est écrasante à bien des égards. La voie empruntée, désormais à vitesse grand V par les dirigeants politiques et éditorialistes, est précisément celle qui risque de provoquer, bientôt, de nouveaux carnages que le peuple travailleur français subira de plein fouet.
L’atmosphère de peur
Depuis l’affaire Mohammed Merah, qui avait assassiné des soldats français et des enfants juifs en mars 2012, les médias et la sphère politique ont progressivement distillé la peur dans les consciences. La couverture des actes terroristes n’a cessé de croître ces trois dernières années, et appuyait sur un seul point : un attentat peut survenir n’importe quand, et n’importe où, créant en cela un début de panique au sein de la population française. Ce phénomène s’est gravement accentué depuis les attentats des 7, 8 et 9 janvier 2015, durant lesquels ont été pris à partie le journal satirique Charlie Hebdo et le magasin Hyper Casher par un commando de terroristes. Si les dix-sept morts constituaient un bilan déjà lourd, la réaction politique qui s’en est suivie, à grands renforts de relais médiatiques, s’est trouvée des plus contre-productive en matière de lutte contre le terrorisme.
L’essentiel de la rhétorique des dirigeants de l’État, à commencer par François Hollande et Manuel Valls, reposait sur l’idée que « la France est en guerre » sur son propre sol. Au lexique guerrier, dans lequel l’ « ennemi » n’est autre qu’une cible « à détruire », et qui entend mobiliser l’ensemble des Français envers cette cause supérieure, se sont ajoutés des mesures d’urgence, renforçant la présence de policiers et militaires sur le terrain. Par ailleurs, Valls joue également le rôle du pompier pyromane en prévoyant, lors d’un discours à l’Assemblée nationale le 18 novembre, la possibilité d’attaques à l’ « arme chimique ou bactériologique », allant dans le sens d’une psychose généralisée concernant des terroristes qui menaceraient, chaque jour, le quotidien des Français.
Cette rhétorique, empruntée par le Président et le Premier ministre au vocable de la droite et de l’extrême-droite, a pour effet d’exacerber les tensions et d’ancrer, dans tous les esprits, que la peur quotidienne de tomber nez-à-nez avec un terroriste serait des plus rationnelles. En outre, en exagérant l’importance du « phénomène djihadiste » en France, via une surexposition médiatique des individus fanatiques et du malheur causé par leurs méfaits, cette tactique politique donne du grain à moudre à ceux qui s’engagent réellement dans le mouvement djihadiste, convaincus désormais d’être au centre de l’échiquier sociétal français. Galvanisés par la gloire atteinte par leurs « frères » tombés « au combat », la poignée de terroristes en puissance que compte la France, gagnent en assurance et sont plus résolus que jamais à commettre à leur tour des attentats des plus sanglants.
La surexposition médiatique ne concerne pas seulement les jours suivants les véritables massacres, comme ce fut le cas par les innombrables éditions spéciales ayant suivi l’attentat du 7 janvier, mais elle devient omniprésente avec de nombreuses piqûres de rappel. En particulier, la série d’ « attentats déjoués », de Joué-les-Tours à Sid Ahmed Ghlam, qui relèvent d’ordinaire davantage du fait-divers tant l’impréparation des terroristes en herbe était totale, a permis d’instaurer, au goutte à goutte, une atmosphère de peur au sein de la population française. Cette dernière s’est retrouvée comme une grenouille plongée dans une eau portée lentement à ébullition, et se sent désormais démunie dans l’affrontement contre le terrorisme en France qui l’effraie plus que jamais.
Chasse aux sorcières dans l’islam de France
Dans la couverture médiatique et politicienne offerte à la question des attentats durant toute l’année 2015, l’ennemi était tantôt « djihadiste », tantôt « islamiste », tantôt « étranger ». Au sein d’une population française en perte de repères sociaux, l’amalgame fonctionne parfaitement pour intégrer les véritables préoccupations des Français, à commencer par le chômage et le mal-logement, imputés toujours davantage à la présence de personnes étrangères sur le sol national.
Depuis le 13 novembre, les amalgames les plus primaires, jusqu’alors réservés au Front National et à l’UMP-Les Républicains, ont été repris en chœur par le Président Hollande et Manuel Valls. Dès le lendemain des attentats de Paris, la cible privilégiée par l’exécutif socialiste se trouvait chez les imams étrangers officiant en France ; ce seraient eux les premiers responsables des attentats perpétrés sur le sol national, et il faudrait les expulser sans pitié pour rendre « coup pour coup » à la nébuleuse djihadiste.
En réalité, ce à quoi Hollande et Valls se préparent n’est, ni plus ni moins, qu’une chasse aux sorcières au sein des communautés musulmanes françaises, seule solution qui permettrait de débusquer les futurs terroristes et de les mettre hors d’état de nuire, aux yeux de l’État. En plus d’être inefficace, car les auteurs réellement identifiés des actes terroristes n’ont généralement pas eu besoin de passer par une mosquée pour préparer leurs méfaits, cette politique sera dangereuse et profondément injuste car la « liste noire » d’imams de France, sans fondement juridique, ne fera que jeter de l’huile sur le feu, à une heure où les musulmans sont critiqués toujours davantage pour leur foi que pour leurs actes – il suffit de prendre en compte le nombre d’entre eux qui sont déjà ostracisés, en particulier au sein des classes exploitées, en raison des nombreuses lois et décrets anti-voile ou anti-hallal pris par l’État et les collectivités.
Amalgames en série
En assimilant systématiquement les terroristes avec l’islam, les délinquants ou les étrangers, la sphère politico-médiatique verse dans les amalgames les plus primaires. Les mesures prises depuis le 13 novembre sont sans précédent, à commencer par l’instauration de l’État d’urgence sur l’ensemble du territoire français, pour une durée d’une semaine – prise par le Président de la république – puis pour une durée de trois mois, suite au vote de l’Assemblée nationale du 19 novembre. Ces mesures ne font que renforcer le trouble et l’agitation avec des centaines de perquisitions « administratives », c’est-à-dire non validées par un quelconque juge, visant les « quartiers sensibles » où se concentrent chômage et immigrés dans des « coups de filet » qui n’ont que très rarement un lien avec l’activité terroriste. Les plus pauvres, les plus basanés se retrouvent en première ligne face à une vindicte populaire qui ne fera que s’accroître.
Le déchaînement d’amalgames, enclenché au plus haut sommet de l’Etat avec la décision de fermer les frontières et de s’en prendre aux « imams étrangers », ou à ceux qui « prêchent en arabe », instaure un climat de tourmente dans lequel les Français les plus xénophobes se trouvent comme un poisson dans l’eau. Cela se vérifie à plusieurs degrés. La peur de l’islam gagne toujours plus de terrain, chez les citoyens qui ne voient dans cette religion qu’un danger pour leurs libertés et leur sécurité. Elle se cumule avec la peur de l’étranger, qui justifie auprès de la population une sévère recrudescence des mesures de rétention administratives et d’expulsion dans les pays d’origine, épée de Damoclès sur les travailleurs sans-papiers et leurs familles, appliquées avec zèle et sans aucun état d’âme sur le sort qui attend les femmes et les hommes chassés de France une fois renvoyés dans des pays en guerre ou très autoritaires – comme c’est le cas des Roms en Hongrie.
Au sein de la population française prétendument « de souche », la psychose atteint son paroxysme avec la peur de nouveaux attentats qui pourraient les viser directement. La suspicion est permanente chez ceux qui prennent les transports en commun, passant dans des gares peuplées, et lors de ces trajets quotidiens, c’est le silence qui prévaut davantage que la discussion humaine avec les autres passagers. Les arabes de la classe ouvrière, assimilés quasi-systématiquement à des musulmans, essuient chaque jour des regards épouvantés, comme si chacun pouvait porter sur lui une ceinture d’explosifs. En se focalisant et en exagérant la portée des attentats, tout en insistant sur le « devoir » de s’attendre à « d’autres actes » du même type, voire plus dangereux encore – lorsqu’il s’agit d’ « armes chimiques » -, politiciens et éditorialistes instillent une peur sans fin ; tandis que sur le terrain, la présence de soldats armés, en plus des gendarmes et policiers, participent à entretenir l’affolement.
La menace d’une guerre civile
Dans ces conditions, la situation d’urgence en France est devenu le premier sujet de préoccupation des citoyens, désormais convaincus qu’il faudra renoncer à une partie de leurs libertés individuelles et collectives pour la cause supérieure de leur sécurité. A l’extrême-droite de l’échiquier politique, que ce soit chez les militants du Front National ou leurs amis du Bloc identitaire et d’autres groupuscules fascisants, on se prend à rêver d’une nouvelle « nuit de cristal » durant laquelle les kebabs, les mosquées, tous les lieux de vie des musulmans seraient mis à sac en représailles des attentats.
Ce scénario se matérialise à mesure que de plus en plus de Français versent dans l’anti-islam le plus primaire, mettant dans le même sac les djihadistes fous furieux, qui ne sont qu’une poignée à l’échelle de la population française, et l’immense majorité de musulmans fidèles envers une religion qui est devenue, par la force des choses, leur principal cercle de solidarité. Ce phénomène, l’ « islamophobie » ou plus simplement le racisme anti-musulman, ne touchent plus seulement les défenseurs chauvins d’une nation fidèle à ses racines chrétiennes, mais se déploie également chez les athées, historiquement progressistes mais toujours davantage conservateurs à mesure qu’ils voient en l’islam une religion archaïque et dangereuse.
Rien n’est plus éloigné de la réalité que ces amalgames qui vont bon train, tant chez les politiciens du Parti Socialiste au FN que chez les éditorialistes de chaînes d’information en continu ou des journaux les plus réputés – Le Monde et Le Figaro notamment. L’islam est une religion de paix, surtout lorsqu’il est minoritaire dans un pays ; mais lorsqu’il est mis au ban de la société, le repli vers certains quartiers éloignés des centres-villes est le seul moyen actuel pour que les travailleurs musulmans puissent exercer leur foi en toute quiétude. Mais la perspective de paix civile s’éloigne toujours plus, à chaque sortie guerrière du gouvernement ou de l’opposition de droite – qui renchérit sur les mesures sans pitié à l’égard des fidèles à l’islam, de leurs imams, des sans-papiers, prenant à partie une sorte de nébuleuse dépassant largement les micro-cercles de fanatiques prêts à se faire exploser au nom d’une guerre sainte. Cette dernière justifie son action par le rôle prépondérant de la France dans sa guerre impérialiste, à travers ses interventions « éclairs » et éternisées au Mali, en Centrafrique et en Syrie. Des interventions menées au prétexte de la mise en sécurité du peuple, tandis qu’on ne peut que constater l’échec absolu de la volonté d’amener la démocratie par les bombes, comme ce fut le cas par les États-Unis en Irak voici douze ans, avec pour principale conséquence la création et le développement d’un mouvement djihadiste féroce et sans pitié, l’organisation État islamique.
Ce n’est pourtant ni la peur, ni le repli identitaire qui permettront de vaincre définitivement Daech ; purement impérialiste, la guerre qui oppose la France et la coalition internationale contre l’organisation État islamique sous-tend avant tout des intérêts financiers. Loin de la préoccupation des populations civiles irakiennes, syriennes, afghanes et pakistanaises qui vivent tous les jours ce que la France a vécu le 13 novembre, c’est pour renforcer tactiquement l’OTAN dans le Proche-Orient que la Syrie a été déstabilisée, avec force financements et livraisons d’armes aux pseudo-rebelles passés pour la plupart chez Daech. Vaincre un ennemi aussi féroce ne pourra se faire avec des bombardements, aussi ciblés soient-ils, et encore moins avec une intervention au sol qui contribuera au délitement quasi-intégral de l’Etat syrien, comme l’Etat baas irakien a été démantelé méticuleusement par l’armée étasunienne, provoquant un clair-obscur d’où le monstre a surgi.
Loin des effets de manche du Président Hollande et des coups de menton de Manuel Valls, ce n’est pas en déclarant la guerre sur son propre sol, avec l’idée – empruntée, là aussi, à l’extrême-droite – de mettre en place une « garde nationale » quasi milicienne, que le lourd conflit qui nous lie à l’intégrisme islamique pourra trouver une issue. Avec pour seule réponse la guerre impitoyable que le gouvernement français entend manœuvrer, c’est la haine à tous les étages et dans tous les camps qui finira victorieuse, risquant de nous plonger dans une guerre civile, opposant les gens par leur religion, qui deviendra une perspective plausible. Au contraire, et c’est là la revendication la plus courageuse à opposer, seule la paix sur tous les fronts redonnera à la France sa grandeur ; une paix dans la justice, à proposer aux musulmans présents sur notre territoire pour leur permettre de vivre leur foi en toute quiétude, et à proposer à l’État laïc de Syrie, le régime de Bachar El-Assad – car il n’existe, dans tout conflit, que deux côtés à une barricade – pour l’aider à anéantir la bête immonde qu’est Daech.
La responsabilité du monde politique et médiatique est de premier rang face aux attentats qui ont déchiré la France ce vendredi 13 novembre. En insistant, jour après jour, sur la menace terroriste qui gangrènerait notre pays, politiciens et éditorialistes ont commis une « prophétie réalisatrice » en donnant du grain à moudre à tous les fanatiques prêts à se faire exploser sur le territoire national pour riposter, dans leur guerre sainte, à l’intervention de la France en Irak et en Syrie. Si l’État d’urgence a été décrété et allongé à trois mois suite au vote de l’assemblée nationale de ce jour, c’est pour continuer à familiariser les Français avec la peur quotidienne que doivent leur inspirer les tragédies du Bataclan, du Petit Cambodge et du Stade de France. A la violence, éditorialistes et politiciens entendent répondre par une violence plus forte encore, nous entraînant dans une spirale guerrière dont on ne sait, encore, quel nouveau monstre surgira des contrées françaises ou étrangères.
B.D.
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